25/04/2010
L'aquabon, épisode 2
II
José vient de partir, et commence maintenant un long moment de solitude. Jusqu’à dix heures moins le quart, je ne verrai personne. C’est terrible de savoir à l’avance qu’il n’y aura pas de surprise. Je sais à quoi m’attendre; tout est réglé comme du papier à musique. Je sais qui arrive, je sais, à 5 minutes près, à quelle heure. Je sais ce que cette personne me dira aussi. A quoi bon se lever chaque matin si je connais précisément le contenu de ma journée? L’espoir sans doute, qu’un jour cela change.
Les gens de passage sont souvent étonnés de la bonne humeur qui règne à l’Aquabon. Ils ne doivent pas se rendre compte de la fraîcheur qu’ils amènent dans ma petite bulle. Ils sont rares. Souvent, des gens perdus dans le coin. Faut dire que Carnoules, c’est un village qui ne ressemble pas à grand-chose, étiré le long de la nationale reliant Nice à Toulon…Il parait qu’avant l’autoroute, il y avait plus d’animation. « Foutue technologie », disent certains vieux d’ici. « Tout ça, c’est pour créer des nouveaux impôts, avec les péages ».
Je vous disais donc, que je suis seul, pendant deux heures, tous les matins. Il y a quelques années, Madame Fornis me tenait compagnie. Avec son mari, ils avaient acheté un petit pavillon, à l’entrée du village. Lui travaillait au Luc, elle s‘occupait du foyer. Ils avaient choisi Carnoules car c’était moins cher, et que ça leur permettait ainsi d’avoir une maison, un jardin, un barbecue, bref, de quoi faire rêver presque n’importe qui. Un matin de février ( je me souviendrai toujours de ce jour-là, elle n‘était pas venue le lendemain matin, chose qui n‘arrive jamais.), Thierry, son mari, est décédé tragiquement dans un accident de moto, en se rendant au travail. On l’a retrouvé seul, dans le fossé, à 30 mètres de sa Yam. On n’a jamais vraiment su ce qu’il c’était passé. Y’avait-il eu une voiture, était-il tombé seul…?
Toujours est-il que le lendemain, un mercredi, Christine est venue. Je ne l’avais pas vue le matin, et ( bien sur, vous vous direz qu’il est facile d’affirmer cela après coup…) j’avais un mauvais pressentiment. Elle n’avait pas l’air abattue. Elle avait les yeux rouges, mais semblait réfléchir. Nous avons parlé, des heures. Elle a passé une très longue partie de la soirée, à boire des mauresques, et parler de tout, et de rien. Elle n’était pas triste. Non pas qu’elle n’aimait pas son mari, loin de là. Mais son esprit cherchait à comprendre. Nous avons envisagé toutes les possibilités.
Je pense que Christine n’avait pas encore réalisé vraiment que c’était fini, qu’il ne rentrerait jamais. Elle était face à une énigme. L’incompréhension était plus forte que le malheur. Durant les mois qui suivirent, après une semaine de mots gentils, de petites attentions, et de soutien, les carnoulais l’ont laissée livrée à elle-même. Alors Christine a continué à venir, tous les matins, me voir. A huit heures quinze du matin, pratiquement tous les jours à la même seconde, elle arrivait. Commençait alors une discussion longue. Haute. Très haute. Quelqu’un qui nous aurait surpris aurait cru à un débat philo d’ivrognes, tard le soir. Non, il était tôt le matin. Et on buvait du café. Beaucoup de café. Dans de petites tasses à expresso, nous y rajoutions, toujours, une dose de rhum. C’était fort, cela brulait au début, puis finalement, cela nous apaisait. Le café nous éveillait l’esprit, et le rhum nous déliait la langue. En quatre mois, je ne crois pas que nous nous soyons répétés une seule fois. Chaque matin, une discussion nouvelle arrivait sur le comptoir. Nous n’étions jamais à court d’idées. Le temps passait, et son mari ne reviendrait pas. L’argent lui manquait désormais. L’ennui la gagnait. Elle ne faisait rien. Une visite à l’Aquabon, entre huit heures quinze et onze heures, puis elle rentrait chez elle, et ne faisait rien. Elle pensait.
Mais penser, ma chère Christine, on n’a pas que peu le temps de le faire dans notre société. Il y a trop d’impératifs. Trop de choses nécessaires. Faut croire que réfléchir, ce n’est pas nécessaire. Non, c’est comme ça. Il faut vivre. On ne nous demande pas de comprendre pourquoi. Mais on doit le faire. Peut-être qu’après tout, on n’est pas là en tant qu’individu, mais que l’on a une vraie responsabilité, vis-à-vis de la société. Alors, on peut chercher, là où il y a encore un peu de place, à satisfaire nos vraies envies. Tous les jours, on se lèverait, avec pour seule motivation la perspective de ces petits moments, où l’on se consacrerait à nous, vraiment. D’ici là, il faut faire tourner la société. Il faut bosser, il ne faut pas mettre en danger les autres, il faut montrer à nos enfant la bonne voie, celle du labeur, et du respect du voisin. Il faut continuer à faire tourner la boite. Voilà ce qu’est le monde. Une entreprise immense, où chacun a ses responsabilités.
Si les gens prenaient le temps de penser, il y a fort à croire que la boite déposerait le bilan. Tout ça n’a que peu de sens. Je pense même que l’on se vit plus par habitude qu’autre chose. On ne se pose même plus la question de savoir pourquoi on fait ça, pourquoi on se conforme à cette vie imposée.
Certains réfléchissent. J’ai envie de croire qu’ils sont nombreux. Très nombreux. Mais ils gardent leurs réflexions pour eux, et ont l’impression d’être isolés, se sentent presque coupables d’imaginer tout ça, et d’avoir envie d’autre chose. Alors, ils achètent une maison dans un lotissement, et pourront faire leurs barbecues l’été. Inviter leurs voisins, faire semblant d’être libres. Parler des radars abusifs, de la fin des valeurs, etc. Mais le lundi matin, ils retourneront au boulot, en ne dépassant pas 130, en passant à 80 dans le village, « parce que y’a pas de panneau, donc les flics ne peuvent rien dire » et ne sauront toujours pas pourquoi ils sont là. On passe notre temps à faire semblant.
Christine, c’est pour ça que je l’aimais. Parce que tous les matins, on ne faisait pas semblant.
Seulement voilà, au bout de quatre mois, elle a disparu. Elle devait retrouver un boulot, elle me disait qu’il lui faudrait partir, retourner en ville, et reprendre une vie « normale » ( je vous épargnerai une paragraphe sur cette expression, les guillemets suffiront à comprendre mon avis…). Puis un jour, elle n’est pas venue. La rumeur a pris forme. Un soir, je suis passé chez elle. Elle n’était plus là. N’avait laissé aucune trace. Pas un mot, pas un numéro, pas une adresse. Rien. Elle était partie, tout simplement. Nous avions parlé tous les matins durant des heures depuis deux ans. Et du jour au lendemain, c’est comme si tout ça n’avait jamais existé. Ma meilleure amie était redevenue une inconnue. Un grand vide occupe désormais mes matinées. Mais je ne lui en veux pas. Elle a été au bout de ses convictions. Elle ne s’est pas conformée à la bienséance conventionnelle. Elle n’a pas fait d’au revoir formel. Elle devait partir, alors elle l’a fait. Point. Et moi, je ne bois plus de rhum dans mon café.
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2 commentaires:
Voilà donc la suite.
A la lecture, je me demandais s'il s'agissait d'un premier jet ou d'un chapitre déjà retravaillé. Je m'explique, la syntaxe, souvent déconstruite, avec des parataxes inattendues, des ruptures temporelles... tout cela me fait penser un peu à Ulysses ou quelque auteur de fameux stream of consciousness.
Je m'en sors pas avec la suite... Mais merci de tes commentaires, ça m'aide pas mal!!
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